Et puisqu'il en faut pour tout le monde, voilà un avis que naturellement je ne partage pas. Leste et osée, souvent méchant et carrément odieux et puant de mépris condescendant pour les lecteurs qui ont aimé...Cependant, ce texte est tellement outré qu'il en est suspect. Pourtant je pense qu'il à sa place ici.
J. R. Wyss, Le Robinson suisse
Une famille de Suisses gras et dodus, les Arnold, débarque sur une île inconnue, après que le navire qui les transporte s'est échoué sur un récif. On ignore ce que sont devenus l'équipage et les autres passagers. Ils ont probablement quitté le roman en youyou, tandis que nos Helvètes restaient, eux, dévotement sur le pont, de peur de contrarier, en ne se noyant pas à la première lame, les desseins de la Providence.
Nos Suisses font l'observation curieuse qu'un navire échoué ne coule pas. On constate donc qu'on n'est pas mort, on se congratule et on patauge jusqu'à terre. Nos Robinsons consistent en papa Arnold, pasteur de son état, maman Arnold et leurs quatre fils.
Il est difficile d'éprouver quelque sympathie pour ces personnages. Le pasteur Arnold, en particulier, pontifiant, patelin, chafouin, inspire au lecteur une véritable antipathie, évidemment non prévue par l'auteur qui, sans doute, a mis beaucoup de lui dans le personnage. Trait particulièrement pénible pour un personnage d'ecclésiastique, le ministre ne peut littéralement pas ouvrir la bouche sans proférer une énormité.
Un exemple: Fritz, l'aîné des garçons, grand chasseur devant l'éternel, tire sur tout ce qui bouge. Le pasteur Arnold, d'un bout à l'autre du roman, ne cesse de le féliciter bruyamment d'avoir débarrassé l'île d'un animal dangereux. Ainsi, après l'exécution sommaire d'un chat: « Bravo, maître chasseur, s'écria le ministre; décidément nous te devrons la conservation de notre poulailler. Voici un animal dont l'espèce est funeste aux volatiles de tous genres et je t'engage à exterminer sans pitié ses camarades partout où tu pourras les rencontrer. »
Ne voulant pas qu'on suppose son pasteur sanguinaire, croyant prêcher la modération, l'auteur s'empêtre et se fend, à son insu, d'un superbe aveu. « Monsieur Arnold avait d'ailleurs pour principe de ne détruire que ce qui ne pouvait servir à rien ». On ne peut mieux cerner le tour d'esprit du pasteur. Est toléré ce dont il peut tirer profit; tout le reste, il faut le détruire.
La nature de l'île est donc mise en coupe réglée (pour la flore) et sous le joug (pour la faune), avec une méticulosité qui confine au sadisme, mais également avec une incompétence qui, dans une situation réelle, condamnerait à brève échéance et l'île et nos Suisses.
Les incessants et sentencieux préceptes moraux du pasteur s'appliquent aussi aux animaux de trait, de bât ou de boucherie. Malheur à qui s'amuse à déguerpir. La seule peine est la mort et les malheureuses bêtes fugitives ne sont pas exécutées sans être gratifiées d'un sermon moral, probablement à fin d'édifier le reste du troupeau.
On décèle chez le pasteur, et chez l'auteur, pédagogues à l'ancienne mode, une mentalité de gardien de camp, soucieux seulement de contraindre et de dresser, en déployant en tout un zèle fastidieux et un goût morbide de la discipline.
Le lecteur moderne éprouvera des sentiments tout aussi mitigés à l'endroit de la femme du pasteur. Evidemment conçue par l'auteur comme l'incarnation des vertus ménagères, madame Arnold ne dispose que de deux attitudes: la crainte pour la sûreté des siens et l'attendrissement. Elle est tout du long décrite comme un être d'une faiblesse pathologique, puisqu'elle n'arrive pas, pour les travaux pénibles, à la cheville de son dernier fils qui n'est encore qu'un jeune enfant ! « Les femmes ne sauraient rivaliser d'activité et d'énergie avec les hommes. Néanmoins, elles font ce qu'elles peuvent, et tout à l'heure vous verrez que votre mère n'est pas restée les bras croisés pendant votre absence. »
Tandis que les hommes (ou les garçonnets) abattent le gros de l'ouvrage, la brave maman vaque donc à sa basse-cour et à son potager. Quand on lui annonce qu'elle pourra tisser et coudre des vêtements, elle entre dans des transports.
Quant aux enfants, outre Fritz, l'obsédé de la gâchette, qui gaspille, en dépit de la plus élémentaire prudence, et aux bruyantes acclamations de son père, les munitions pourtant limitées de nos Robinsons, on distingue Ernest, le jeune savant, un peu fille, un peu ridicule (c'est le seul des enfants, apparemment, qui sache lire), Jack, dont le mérite essentiel est d'être bon cavalier, et Frantz, le petit dernier, qui n'a pas d'autre caractère distinctif.
Voici brossés le décor et les personnages, parfait résumés des poncifs et des vues qui peuvent traîner dans la tête d'un pédagogue helvétique particulièrement infect et pontifiant du début du 19e siècle.
L'intrigue est de la même veine. Mépris du détail, ignorance de l'histoire naturelle et défaut de technique romanesque sont les trois écueils sur lesquels s'échoue le roman.
Le mépris du détail d'abord. D'un bout à l'autre, l'auteur manifeste une absence de sens pratique qui empêche que l'on s'intéresse un seul instant aux entreprises de ses colons. Wyss a manifestement une conception des plus floues de tâches aussi élémentaires que le fait de planter un clou, un chou, ou n'importe quoi d'autre, et on suit la construction de huttes, d'une cabane dans un arbre et finalement d'une demeure troglodyte sans y croire le moins du monde. Une grande scène à effet nous montre les Arnold retournant hardiment au navire échoué pour chercher des matelas, parce qu'ils en ont assez de dormir sur la paille. Et de se féliciter bruyamment, et l'auteur avec eux, de leur intelligence pratique ! Incapable de détailler par le menu, et avec quelques apparence de réalisme, les travaux et les jours, Wyss perd l'essentiel, c'est à dire le charme de ces « romans à habiter » que sont les robinsonades. Une tâche difficile est accomplie aussitôt que souhaitée, et comme par miracle. Le pire est que l'auteur s'en rend compte et tente de justifier sa position en en faisant l'illustration d'un précepte moral inlassablement répété : il suffit de vouloir pour faire. Le maximum de Wyss consiste à décrire à gros traits certaines industries (fabrication du feutre, foulage des fibres végétales), en recopiant apparemment une encyclopédie des sciences et techniques.
Nos Robinsons disposent de la totalité du matériel contenu à l'intérieur du navire. Leur dénuement est par conséquent très relatif, et d'autant moins intéressants les efforts qu'ils font pour améliorer leur sort. (Il est vrai que ce recours à la caisse à outils du bord a été pratiquée par les suiveurs de Wyss, Jules Verne en tête, qui avaient pourtant tous à coeur, et plus clairement que Wyss, d'illustrer montrer comment l'homme, jeté sur une côte désolé, refaisait la civilisation de ses mains nues.)
Passons au second défaut de l'auteur. Wyss méprise l'histoire naturelle, qui lui paraît visiblement une invention de philosophes et d'encyclopédistes, c'est-à-dire de trublions et de suppôts de la Révolution. Il se contente comme sources de divers récits de voyage, qu'il recopie mal. La faune de l'île est un mélange de tout ce qui se trouve d'un peu exotique aux quatre coins du globe : pingouins, ornithorynque, autruches, tigre, boa (« venimeux » comme il se doit, mais on n'est pas à une ânerie près), sanglier, porc-épic, kangourous, poule du Canada, etc. Les notations de l'auteur inspirent parfois une franche hilarité. Voici par exemple la description d'une outarde. « Ernest reconnut alors que c'était une oie outarde... Comme cette outarde ne portait pas de moustache, on supposa que c'était une femelle ». Ce trait est bien digne de figurer au dictionnaire de la bêtise. Ailleurs, on croit comprendre que, pour l'auteur, les pingouins sont des sortes d'oies. Et, derrière l'énumération zoologique, on discerne une fois de plus le père Arnold, pardon, le père Wyss, qui condescend à mettre dans son roman des animaux « sauvages » pour intéresser les jeunes lecteurs, mais sans aller jusqu'à ouvrir son dictionnaire (boa : serpent non venimeux, dit le dictionnaire) ou son Buffon.
Troisième et dernier défaut : Wyss manifeste une complète absence de technique romanesque. Totalement dénué de souffle, ce roman qui paraît écrit à contrecoeur procède d'un empilement de péripéties mortes-nées. On signale un danger, vrai ou supposé, on reconnaît son erreur, ou bien on échappe au péril, et l'histoire continue. Exemple: le petit Ernest est mordu par un serpent. Deux phrases suffisent à le sauver. La mère suce la plaie. Le pasteur applique un fer chauffé à blanc pour cautériser la plaie. L'auteur continue de cette façon: « L'enfant était sauvé et, ce sujet de préoccupation une fois écarté, on s'occupa d'arranger un gîte dans les branches de l'arbre géant. »
Il n'y a pas de naturels dans l'île, l'auteur jugeant probablement que cela compliquerait une situation que, telle qu'elle, il juge déjà inextricable. 200 pages assez ennuyeuses suffisent pour tuer tous les animaux et piller l'île de fond en comble. L'auteur, olympien, se désintéresse alors de son sujet, fait passer dix ans, rajoute quelques péripéties pour augmenter un peu son texte et fait atterrir un navire anglais qui vient à point pour fournir des épouses aux fils grandis, y compris à Ernest, cette grande fille qui passe son temps à lire.
Il ne reste qu'à tirer la morale. Bien entendu, le naufrage était a blessing in disguise. Les Arnold, devenus somme toute de gros fermiers, resteront dans leur île où flotte l'étamine helvétique et une propagande bien conçue amènera sur l'île mille neuf-cent quatre-vingt douze autres abrutis des deux sexes, qui se chargeront de faire fructifier le sol limoneux et auront la satisfaction en cette nouvelle Suisse de posséder enfin un littoral.
Le Robinson Suisse nous offre ce cas de figure, plus rare qu'on ne croit, d'un roman écrit par un véritable imbécile, à telle enseigne que chaque effort que fait l'auteur pour dissimuler un défaut de son roman le désigne et l'exaspère. L'incroyable succès du roman de Wyss en dit long sur les conceptions qui présidaient à l'éducation de la jeunesse au début du 19e siècle. Car il faut bien supposer que ce sont le ton pleurnichard et moralisateur, la totale absence de fantaisie, la médiocrité des péripéties, la tournure d'esprit tout à la fois « popote » et rapace des protagonistes, qui ont favorablement impressionnés les prescripteurs du roman.
On ne lit plus le Robinson suisse, ou, si on le lit, on ne s'en vante pas. Le titre même est devenu cocardier et ridicule.
Jules Verne éprouvait pour cet ouvrage une admiration incompréhensible, au point de lui donner une suite, Seconde Patrie, qui n'est pas le plus connu de ses romans, mais qui reste de l'excellent Jules Verne, et qui réussit par conséquent tout ce que rate Wyss.