Edition de 1816 - Arthus Bertrand - Paris
A MES CHERS PETITS-FILS
HENRI, EMILE ET FÉDOR,
ET
A MES CHERS PETITS-NEVEUX
ADRIEN ET ROGER.
MES CHERS PETITS AMIS
,

Comme c'est vous principalement que j'ai eu en vue en m’occupant de cet ouvrage, il est juste que je vous le dédie. Le plaisir qu'il vous faisoit, à mesure que j'en traduisois un chapitre, votre impatience de voir arriver le suivant, ont déjà été ma plus douce récompense, c’est vous qui m'avez encouragée dans cette entreprise: j'ai osé me flatter que tous les petits garçons qui le liroient, s'en amuseraient comme vous, qu'ils y trouveroient ainsi que vous, mes chers enfans, les premières idées de plusieurs connaissances que vous devroient acquérir, et que le désir de s'instruire en deviendroient plus vif et plus efficace.
Vous verrez comme ces quatre petits garçons, jetés sur une île déserte, furent heureux d’avoir avec eux un père sage, savant, une bonne et tendre mère, pour les protéger et leur apprendre tant de choses, . qui leur furent si utiles pour conserver leur existence. Vous y verrez combien l'union entre des frères et des amis, l’activité, le courage, la confiance en Dieu, et l'obéissance pour ceux qui en savent plus que nous, sont nécessaires dans toutes les circonstances de la vie.
Aucun de vous cinq n’est encore aussi âgé que les deux fils ainés du pasteur naufragé ; mon cher Henri, l'aîné des miens vient d'atteindre sa neuvième année, Emile et Adrien, leur huitième ; Roger, Sa septième; mon petit Fédor, sa cinquième ; et cependant je suis sûre que si vous y étiez appelés, vous sauriez déjà voler au secours de vos pareins, suivant vos petites forces, ainsi que les enfrans dont vous allez lire l'histoire et avec lesquels vous avez, tous, plusieurs rapports de caractère.
C'est donc dans l’espoir que ce livre vous sera à la fois utile et agréable, que je vous en fais le présent ; j'ai le désir qu'il vous rappelle une grand'-mère et une grand’tante dont le voeu le plus ardent est de vous laisser sages, bons, instruits, et par conséquent heureux, en faisant le bonheur de mon fils, votre excellent père, qui, depuis sa plus tendre enfance, a fait le mien,et mérite de trouver en vous sa récompense,ainsi que l'aimable fille qu'il ma donnée, votre charmante mère.

J'en dis autant à mes deux petits-neveux, sur leurs parens, qui me sont aussi biens chers. Heureuse , moi-même, si je puis y contribuer par mes soins, pendant que je suis encore avec vous, et par les souvenirs que je vous laisserai, quand je n'y serai plus,
Votre bonne grand'mère et grand'tante>

ISABELLE POLIER DE MONTOLIEU.
PRÉFACE L'ÉDITEUR Arthus Bertrand,

Libraire rue Hautefeuille – à Edition de 1816

Cet ouvrage est principalement destiné aux enfans et aux amis de l'enfance : ce n'est pas cependant à tous les enfans, mais seulement à ceux qui sont en état de lire avec quelque discernement, qui possèdent déjà ,quelques idées générales de l'histoire naturelle et de la géographie, et qui ont les connoissances que l'on donne,. de huit il quatorze ans, dans les bonnes écoles primaires de la ville, et même des campagnes.

Par les amis de l'enfance l'éditeur n'entend pas ceux qui s'occupent de recherches philosophiques, de théories, et de projets sur l'éducation, mais plutôt les pères, les instituteurs, et tous ceux qui aiment à s'occuper de la jeunesse, qui trouvent du plaisir à observer les actions et les discours des enfans, à réfléchir sans prétention et sans art sur leur caractère et sur leurs facultés morales, qui sont disposés à leur inculquer des connoissances utiles, en conversant avec eux, et qui ne dédaignent pas une simple et bienveillante indication sur 1a manière de les instruire, parce qu'elle n'est pas nouvelle, ni appuyée sur un long système hérissé de science et de métaphysique.

Les préfaces ne sont pas faites pour les enfans; mais les amis des enfans trouveront peut-être dans celle-ci, qui contient le récit de l'origine de ce livre et de son but, quelques motifs pour lui accorder leur indulgence et leur approbation, ou du moins pour ne pas être trop sévères dans leur critique,

L'éditeur de cet ouvrage n'en est point l'auteur, et la part que chacun d'eux a prise à sa forme actuelle, est tout-à-fait distincte. Il y a vingt ans à peu près, que l'auteur commença à l'esquisser par morceaux détachés: son but étoit d'instruire en les amusant, et de rendre meilleurs quatre fils que sa digne épouse lui avoit donnés: ces enfans étoient peints fidèlement d'après les germes de leur caractère; on les faisoit agir et parler exactement comme ils le faisoient dans le cours de la vie ordinaire; seulement le père de famille avoit eu soin de faire ressortir davantage ce qu'il y avoit de bon et de mauvais, et les représentoit plutôt tels qu'ils devoient se développer dans l'avenir, que tels qu'ils existoient dans la réalité; il employoit des couleurs plus vives pour enlaidir les défauts et leurs résultats, et pour rendre plus attrayans le bien et la vertu : le portrait de la mère y fut ajouté avec l'amour qu'elle inspiroit et qu'elle méritoit. D'un côté, il tenoit à peindre sa famille en entier; de l'autre, on pouvoit déduire de ses rapports avec ses enfans bien des leçons importantes, et rendre cet ouvrage utile aussi aux jeunes filles en leur offrant un modèle de l'influence des femmes sur le bonheur de leur famille, et comme épouses et comme mères. Différens motifs l'avoient empêché de placer dans son île des jeunes filles: le premier, c'est qu'il n'en avoit point, et qu'il ne vouloit peindre que ses propres enfans; les autres se comprendront facilement.

La vie des enfans est ordinairement .bornée au cercle de leur famille: ce
livre devoit donc, pour être plus utile, représenter une seule famille séparée absolument du monde civilisé, mais le connoissant et faisant usage de ses inventions et de ses moyens. Pour éveiller l'intérêt des enfans, il falloit exciter leur curiosité et leur envie de s'instruire; il falloit entretenir leur attention, et leur faire lire avec plaisir les leçons de morale et d'instruction dont cet ouvrage se compose; il falloit, en un mot, les amuser et les intéresser, Une scène étrangère, une foule de petits incidens frappans, à la portée de leur âge, et auxquels ils prenoient une part active, ont paru ce qu'il y avoit de plus convenable, pour arriver au but qu'on se proposoit d'atteindre.


De tous les ouvrages composés pour l'enfance, il n'y en a point dont le succès ait été aussi soutenu que le Robinson Crusoé, tant lu, tant vanté, et à juste titre; l'enfant est saisi des aventures de cet homme solitaire et abandonné, qui n'existe absolument que par lui-même, et qui soutient seul le terrible combat de l'humanité avec la nature, Il nous montre le genre humain dans son origine et dans sa foiblesse ; il nous prouve comment la raison et un travail infatigable peuvent tout surmonter, et combien l'état de société, soit en famille, soit en peuple, avec les arts et les invention, qui l'accompagnent, est indispensable au bonheur de chaque individu.

Tous ces motifs décidèrent l'auteur à donner à son livre de famille la forme sous laquelle il le présente, et le titre du Robinson suisse, quoiqu'il diffère beaucoup du Robinson anglois, et présente un autre but, celui d'instruire la jeunesse dans plusieurs connoissances que l'auteur possédoit, et qu'il a fait entrer dans ce cadre, principalement l'étude de l'histoire naturelle, et surtout celle des autres parties du monde. Le naufrage, l'île déserte, les secours que l'on trouve dans le vaisseau échoué, sont communs aux deux Robinson, et ne présentent rien de nouveau: mais le tableau de cette famille, le développement des caractères différens de ses quatre jeunes garçons; le parti que le père de famille tire de leur situation, pour les instruire dans différens arts et sciences, et former à la fois leur coeur et leur esprit, en fait vraiment un ouvrage utile à la jeunesse, et amusant pour les enfans, qui retrouvent avec plaisir la situation qui les avoit si fort intéressés, et qui se verront eux-mêmes en scène.


Quant à l'éditeur de cet ouvrage; il déclare qu'il n'a aucune part à la narration, il ne peut réclamer que le style; il avoit été fait par fragmens détachés, il leur a donné une suite: ses connoissances en histoire naturelle sont malheureusement très-bornées, il n'a pas eu le temps de faire des recherches pour vérifier exactement tous les faits allégués par l'auteur: il n'a pas été à même non plus d'examiner et de corriger tout ce qui a rapport à la technologie: il a donc été obligé de s'en rapporter sur Ces deux objets à l'auteur, et d'adopter ses descriptions avec confiance; mais au moins est-il assuré que l'auteur a puisé dans les meilleures sources et dans les relations des voyages les plus estimées. Il est vrai que, depuis vingt ans que cet ouvrage est composé, on a pu faire encore bien des découvertes nouvelles, bien des observations plus approfondies et plus justes: il est donc à désirer que les parens et les instituteurs qui mettront ce livre entre les mains de leurs enfans, ou qui le liront avec eux, veuillent prendre la peine de redresser les erreurs, de remplir les lacunes, et de suppléer aux omissions qu'ils pourront y trouver.

En général, on ne devroit que très rarement, ou peut-être jamais, laisser lire les eufans seuls; il yen a bien peu qui ne soient, ou trop indolens, ou, trop vifs et trop légers pour se livrer utilement à ce genre d'occupation.

Cet ouvrage étoit destiné, dès son origine, à rester ignoré dans la famille pour laquelle il a été composé; mais l'un des individus de cette famille, ayant vu et éprouvé, par sa propre expérience, l'intérêt et le vif plaisir que les enfans prenoient à cette lecture, et son utilité pour la première éducation, s'est décidé à la rendre plus générale, et s'est volontairement chargé de lui donner la forme que la publication exigeoit; il l'a fait avec le désir sincère qu'elle produise le même effet dans un cercle plus étendu que dans celui qui lui fut d'abord assigné.

Le nom seul de Robinson réveillera la curiosité des petits lecteurs: nous osons donc nous flatter que cet ouvrage sera bien reçu de ceux auxquels il est destiné, et nous allons leur dire ce qu'on peut supposer sur la manière dont ces faits sont parvenus à la connoissance de l'éditeur.

AVANT-PROPOS de l’Edition de 1816 chez Arthus Bertrand

On sait qu'un Suisse, le conseiller Horner, de Zurich, fit, ily a quelqnes années, le tour du monde, sur le vaisseau russe le Podesda, commandé par le capitaine Kreusenstern. Ils découvrirent une foule d'îles, et entre autres une très-grande et très-fertile, inconnue jusqu'alors aux navigateurs, et qui leur parut digne d'être observée: elle est située vers le sud-ouest de Java, près des côtes de la nouvelle Guinée.

Ils prirent terre, et, à la grande surprise de l'équipage, et principalement de M. Horner, cette île, qu'ils croyoient absolument déserte, étoit habitée par une famille, qui le reçut sur le rivage et le salua en allemand suisse: c'étoit un père, une mère, et quatre garçons, forts et robustes, qui racontèrent leur intéressante histoire. Le père étoit un prédicant, ou pasteur de la Suisse occidentale, qui, dans, la révolution de 1798, ayant perdu sa fortune, résolut de s'expatrier, et de chercher ailleurs les moyens d'élever sa nombreuse famille. Il partit pour l'Angleterre avec sa femme et ses enfans , qui consistoient en quatre fils de cinq à douze ans.

Là, il accepta une place de missionnaire à Otahïti, non qu'il voulût s'établir dans cette île, encore sauvage, mais il vouloit aller de là au Port-Jackson et y rester comme colon libre. Il avoit de grandes connoissances en agriculture, et, aidé de ses fils, il espéroit y faire, dans la suite, un bon établissement, qui lui étoit refusé dans sa patrie, déchirée par le fléau de la guerre. Il avoit réalisé tout ce qui lui restoit, pour former sa pacotille, qui consistoit en graines de toutes espèces et en quelques bestiaux. Ils s'embarquèrent, contens de ne pas se séparer, et voyagèrent heureusement jusque près des côtes de la nouvelle Guinée: ils furent assaillis dans ces parages par la plus affreuse des tempêtes.

Là, commence le journal que le pasteur remit à M. Homer, en le priant, à son retour eu Europe, de le faire passer aux amis et aux parens qu'il avoit laissés en Suisse. Déjà, l'année précédente, une chaloupe du vaisseau anglois l'Adventurer avoit abordé dans l'île, et le père de famille avoit remis au lieutenaut la première partie de son journal pour la montrer à son capitaine, M. Johnson, qui étoit resté à bord. N'en ayant plus entendu parler, et la tempête ayant continué les jours suivans, le pasteur présumoit que ce bâtiment s'étoit perdu dans les mers orageuses : il se trompoit.

On verra les détails sur ce vaisseau et sur cette chaloupe, à la fin de la seconde partie , vol. 4.
Le pasteur et sa famille se refusèrent absolument aux offres que lui fit le capitaine russe de les prendre sur son bord pour les ramener en Europe: tous désiroient rester dans leur île, qui commençoit à prospérer. C'est ainsi que le joumal du ministre naufragé est parvenu en Europe, et qu'on a pu l'offrir aux lecteurs et surtout aux enfans.

PRÉFACE de L'éditeur AUDIN

à Paris en 1834 - Traducteur Jules Lapierre

Le Robinson Suisse, Der Schweizer Robinson, est un livre populaire en Allemagne.' Presque toutes les littératures européennes s'en sont emparées. Il été traduit en anglais, en italien, en espagnol, en russe. Ce fut Madame de Montolieu qui, la première, fit connaître en France le journal d'un pasteur naufragé. Pendant tout le temps qu'elle vécut, le nom de l'écrivain original, M. Wyss, fut conservé sur le titre de la traduction. A sa mort, il en a été effacé ; et le Robinson Suisse semble être ainsi attribué à l'auteur de Caroline de Lichtfeld.
M. Wyss n'avait d'abord publié qu'une partie de son journal, drame incomplet q’il se proposait bien d'achever un jour, pour peu que le public, ou plutôt que l'enfance prît goût aux aventures de l'île déserte. Les sympathies ne manquèrent pas à l'écrivain ,qui, tout occupé à ses devoirs de pasteur, ne travaillait que lentement. Madame de Montolieu le devança, et donna une suite au Robinson Suisse. M.Wyss, obsédé par ses amis, se mit enfin à l'oeuvre, et termina, de son côté, un récit qu'il avait su rendre si intéressant. Sa suite parut en 1827.
C'est cette, oeuvre originale commencée, achevée tout entière par Wyss lui-même, dont nous publions une nouvelle traduction. Seulement, le traducteur a cru devoir élaguer quelques longueurs qui jetaient parfois de l'embarras dans la narration:, et préférer la forme plus vive, beaucoup plus animée du drame, à la forme « dialoguale » qu'affectent les Allemands, et qui convient moins au goût des lecteurs français. Il est une autre suppression que nous nous sommes permise, mais qui ne porte que sur quelques passages où l'écrivain réformé laisse voir à ses lecteurs le culte qu'il professe, non pas en déclamant contre le catholicisme, mais en louant le génie, la piété de Luther ou d’autres réformateurs en citant leurs œuvres et leurs paroles. Ceci ne pouvait rester dans un livre déstiné aux catholiques. M. Jules Lapierre a bien voulu se charger de traduire le Robinson Suisse. Le succès de quelques romans de Henri" Zschokke, qu'il a su faire passer avec tant de bonheur dans notre langue, est une garantie pour son nouveau travail. L'auteur des Contes Suisses, du Giessbach, M Henri Zschokke, excellent juge en cettc matière, écrivait il y a trois ans à M. Lapierre : « Agréez mes remercÎmens , Monsieur, pour toute la bienveillance que vous venez de me témoigner, votre traduction de quelques-uns de mes contes prouve qu'il ne dépend que de vous de devenir original, au lieu de vous contenter du titre modeste de traducteur, et ,d'habiller à la française un lourd romancier allemand. Je m'étonne de la facilité avec laquelle vous avez su me rendre fashionnable...... «

L’éditeur

Edition Audin à Paris, 25 quai des Augustins - 1834

PRÉAMBULE de Madame Elise Voïart


Une famille suisse, que des espérances de fortune appelaient en Amérique, s'était embarquée au Havre sur un bâtiment marchand destiné à transporter des colons dans le nouveau monde. Un parent éloigné de M. Starck (c'est le nom du chef de cette famille) venait d'y mourir, en léguant toutes ses propriétés à son cousin, à condition que celui-ci viendrait s'y établir avec tous ses enfants.
Six personnes, le père, la mère et quatre garçons d'âges et de caractères différents, composaient cette famille; L'aîné, qu'on appelait Frédéric, avait quinze ans: c'était un grand et beau garçon plein de force et d'agilité, tête vive, bon coeur, plus habile dans les exercices du corps que dans ceux de l'esprit; il n'était point dépourvu d'intelligence, mais il en avait moins que son frère Ernest. Celui-ci, âgé de treize ans, était d'un caractère lent et même un peu paresseux; mais, naturellement attentif, observateur et réfléchi, Ernest cherchait sans cesse à s'instruire. Il avait surtout un grand goût pour l'histoire naturelle, et il possédait déjà une quantité de connaissances, fruit de ses expériences et de ses observations. Le troisième garçon, dont le nom était RudIy, diminutif de celui de Rodolphe avait douze ans. C'était un franc étourdi, un peu présomptueux, hardi et entreprenant, mais au demeurant un excellent enfant, et rachetant par les qualités de son coeur la légèreté de son esprit. Enfin le plus jeune de tous, que sa mère et ses frères appelaient volontiers le petit Fritz, n'était encore qu'un petit garçon de huit ans, bien gai, bien doux, et dont l'enfance un peu maladive avait retardé l'instruction. Il ne savait rien encore; mais, comme il était attentif et docile, il ne devait pas tarder à acquérir l'instruction en rapport avec son âge et ses facultés.
M. Starck était un homme dans la force de l'âge, chrétien sincère, dévoué à ses devoirs de père et de citoyen. L'excellente éducation qu'il avait reçue, jointe à beaucoup de lectures, l'avait mis en état d'élever lui-même ses enfants et de leur faire contracter de bonne heure ces habitudes d'ordre et de travail auxquelles il avait dû lui-même le bien-être dont il avait joui jusqu'alors. Il voulait que la pratique accompagnât la théorie, et surtout que ses fils apprissent, autant que possible, à se suffire à eux-mêmes en une foule de choses pour lesquelles souvent la plupart des enfants réclament l’aide ou les soins d'un domestique. Tout jeunes, ses enfants savaient manier assez adroitement la scie et le marteau, et il ne se posait pas une planche ou un clou dans la maison que ce ne fût de la main plus ou moins habile des petits garçons. De plus, élevés à la campagne, ces enfants, presque tous d'une constitution robuste, étaient accoutumés à supporter, sans danger pour leur santé, le froid, le chaud, la pluie et toutes les intempéries des saisons. Habitués à visiter les étables et les écuries de la ferme de leur père, ils n'avaient peur ni des boeufs ni des chevaux, ni d'aucune autre espèce d'animaux domestiques. Dans l'occasion, ils auraient même su les traire et les conduire, Le père, en dressant ainsi ses fils au travail et à la fatigue, n'avait eu en vue que de fortifier leur tempérament, de les aguerrir contre mille petites craintes puériles dont les enfants sont souvent saisis à l'aspect des animaux, mais surtout de leur donner cette expérience pratique des choses de la vie que l'étude des livres ne donne point, et qui, en apprenant aux enfants à tirer d'eux-mêmes leurs propres ressources, en fait par la suite des hommes utiles aux autres et pleins d’une véritable indépendance pour eux-mêmes. Il ne savait pas, ce bon père, qu'en agissant ainsi il préparait à ses fils les moyens non seulement de se tirer des plus terribles dangers, mais encore d'assurer leur sort et celui de toute la famille. La digne épouse de M. Starck, qu'il appelait souvent ma bonne Élisabeth, était le véritable type de la mère de famille. Uniquement occupée des soins de sa maison, elle la régissait avec et gaieté. L'amour qu'eIle portait à ses enfants était aussi éclairé que tendre; le sentiment religieux dont son âme était pénétrée, la préservait de toute faiblesse pour leurs petits défauts, et il était rare que ses douces remontrances demeurassent sans effet sur des enfants qui lui portaient autant de respect que d'attachement.
Appelé, comme nous l'avons dit, à recueillir un riche héritage dans le nouveau monde, M. Starck, dans l'espoir d'assurer à sa famille un avenir plus avantageux, n'hésita point à quitter sa patrie et à s’embarquer avec tous les siens pour Philadelphie. Le commencement du voyage fut des plus heureux. Suivant sa coutume, le père ne manqua pas de profiter des nouvelles circonstances où il se trouvait pour ajouter aux connaissances pratiques de ses enfants. L'ordre et l'admirable arrangement qui règnent sur un bâtiment, le travail intelligent et régulier de l'équipage, l'examen de la boussole, la puissance de la barre du gouvernail, tous ces grands effets de l'art nautique où les puissances du calcul et de l'équilibre exécutent tant de merveilles, tout fut, pendant cette traversée, une source journalière et intarissable d'étonnement et d'instruction pour les fils de M. Starck. Ils apprenaient des matelots à faire et défaire ces nœuds marins si simples et si indissolubles ; s'exerçaient à rouler des câbles, à faire mouvoir le cabestan, et quand le charpentier avait quelques réparations à faire, il était toujours assisté par nos petits garçons: Frédéric tournait avec ardeur l'énorme tarrière, Rudly enfonçait les chevilles de bois fi grands coups de mailllet , et Ernest ne paraissait pas prendre une part aussi active que les autres au travail, il n'en était pas moins occupé à faire une foule d'observations curieuses ou utiles sur la manière dont l'ouvrier s'y prenait, soit pou retourner presque seul d'énormes pièces de bois, soit pour les dresser à l'aide du levier; enfin, rien n'échappait à l'enfant, qui enrichissait ainsi son esprit et sa mémoire d'une foule de notions qui devaient bientôt lui devenir nécessaires.
On était déjà parvenu au 40" degré de latitude, et tout faisait espérer qu'avant dix jours la navigation aurait son terme, quand tout à coup les vents, jusqu'alors favorables, changèrent, et soufflèrent avec une telle violence, que, malgré toute l'habileté de l'équipage, le bâtiment fut jeté hors de sa route et poussé dans des mers inconnues; une tempête effroyable éclata, et, durant dix jours et dix nuits, sa fureur ne fit que s'accroître: dans ces terribles circonstances, M.Starck et son fils aîné, le seul qui pût prendre une part active au travail de la pompe, firent preuve du plus grand dévouement. Mais enfin, vaincus par la fatigue, ils vinrent se jeter sur un matelas dans la chambre de poupe, où la mère, entourée de ses plus jeunes enfants, était en prière et recommandait à Dieu tous les objets de sa tendresse. Pendant qu'ils prenaient ainsi un peu de repos, un grand bruit se fit entendre sur le pont...
Mais nous laisserons M. Starck lui-même continuer la relation de cet événement, ainsi que celle de tout ce qui le suivit. Puisse cette narration offrir une lecture agréable à nos jeunes lecteurs, et leur démontrer cette importante vérité, que, quelle que soit la grandeur des infortunes auxquelles Dieu nous soumet quelquefois, la Providence n'abandonne jamais les hommes qui ne s'abandonnent point eux-mêmes!
Le traducteur
Madame Elise Voïart.
INTRODUCTION à l’Edition de 1841 du Robinson Suisse par Lavigne - Paris

Daniel de Foë eut un jour une grande pensée: il lui vint l'idée de mettre un homme aux prises avec tout ce qu'il y a de plus redoutable pour l'homme: la nécessité, le péril, et surtout la solitude, Il voulut que cet homme n'eût dans son état désespérant de misère et d'abandon, que deux auxiliaires: le courage moral qui ne se rebute de rien, et cette providence proverbiale des malheureux, qui aide toujours ceux qui s'aident. Il montra ce que peuvent l'instinct naturel de la conservation, la patience d'un caractère énergique et résolu, la résignation enfin, qui est la patience élevée au rang des vertus chrétiennes,
Le Robinson anglais est un type inimitable de l'homme seul, et on conçoit très bien qu'il ait frappé d'admiration l'imagination morose et mélancolique de Rousseau, Ce type est d'ailleurs parfaitement religieux, parfaitement moral, parfaitement social; et ce dernier genre de mérite est aussi précieux qu'extraordinaire dans un personnage que l'infortune réduit à l'isolement le plus absolu,
Des trois grands devoirs de la créature intelligente envers Dieu, envers elle-même, envers les créatures qui lui ressemblent, Robinson accomplit les deux premiers avec une ferveur exemplaire et touchante; il est tourmenté du besoin de remplir l'autre, et il le remplit aussi vite qu'il le peut, car il ne lui manquait qu'un prochain à aimer. Mais, quand arrive cette péripétie, l'intérêt dramatique de la fable est déjà fini. Robinson a des champs, des plantations, des maisons, un royaume. Les nouveaux venus seront ses ouvriers, ses domestiques, ses tenanciers, ses sujets.

Les besoins les plus intimes du coeur ont été mis en oubli dans cette composition; vous n'y entendrez nulle part ni la voix consolante des femmes, ni les bégayements délicieux des petits enfants; vous n'y aimez rien, pas même Robinson: la sympathie qui vous entraîne vers lui dans tout le cours de sa lutte héroïque avec la destinée n'est pas le résultat d'un sentiment affectueux; c’est tout simplement le retour involontaire de votre pensée sur vous-même; c'est cet instinct universel, ou d'égoïsme, ou de pitié, qui vous associe par l'imagination à des malheurs que vous auriez pu subir.
Et voulez-vous savoir jusqu'à quel point Robinson vous a réellement intéressé, abstraction faite de la position désolante où il est placé par le romancier? Demandez-vous ce que devint Robinson quand il eut quitté son île, et convenez avec franchise que vous ne vous souciez guère de vous en informer. C'est que, dans l'ouvrage de Daniel de Foë, il y a une situation saisissante, une action pleine d'inquiétudes et de terreurs qui tient constamment la curiosité en haleine, une morale douce et pure qui fortifie l'âme, et c'est beaucoup sans doute, mais ce n'est pas assez! Il y manque de tendres soucis, des sollicitudes mutuelles, des alarmes, des joies qui se partagent; il y manque un père, une épouse, une famille.
Le Robinson de Daniel de Foë est un chef-d'oeuvre, mais c'est un chef-d'oeuvre froid, qui laisse le coeur froid, parce que l'unité solitaire de l'intérêt repose sur un fait d'exception ; parce que l'infortune de Robinson étonne et tourmente plus qu'elle ne touche; parce que cet homme, avec son courage qui impose et son intelligence qui rassure, n'est, en dernière analyse, qu'une individualité singulière et frappante, prise à part de tous les liens, de toutes les obligations, de toutes les affections de la vie commune est admirable dans sa résolution, dans son activité, dans son industrie, et il faut bien qu'on l'admire; mais un roman du genre admiratif ne sera jamais le livre du coeur. Nous sommes organisés pour autre chose que pour défendre notre existence contre des dangers qui ne menacent que nous. Notre instinct moral le plus précieux, celui qui révèle à l'homme toute sa destination, le porte à chercher l'homme, à aimer l'homme, à le protéger, à le défendre, à le servir. Il Y a dans notre sein une voix intime et profonde qui crie avec le vieillard de Térence

Homo sum; humani nihil a me alienum puto.

Tout ceci n'a pas pour objet, et Dieu me garde d'y penser, d’élever une objection malveillante contre la juste renommée de l’auteur du Robinson anglais. Il ne s'agit que d'un inconvéniant inévitable de son sujet, d'un vice qui était inhérent: à la forme de son ouvrage, et que le rôle épisodique de Vendredi, d’ailleurs si ingénieux et si touchant, ne pouvait pas complétement racheter.

M. Wyss n'a pas voulu s'arroger le mérite de l'invention ; il l’a acceptée, il l'a subie, il ne s'est donné que pour l'imitateur et le copiste d'un grand modèle; mais imiter comme M.Wyss, c’est mieux qu'inventer: c'est appliquer une invention reçue au plus important de tous les objets d'utilité possible; c’est prêter une âme à l'ébauche de l'artiste; c'est faire marcher la statue de Pygmalion. Le Robinson anglais restera un beau et bon livre, le Robinson Suisse mérite peut-être la première place parmi les ouvrages d'imagination destinés à l'enseignement des enfants et à celui des hommes. Ne cherchez ni dans les roman, ni dans les écrits les plus spéciaux eux-mêmes qu'ait inspirés une douce philanthropie éclairée par la science, un code d'éducation physique, intellectuelle, morale, à préférer à celui-ci. Je voudrais qu'il pût se trouver, mais vous ne le trouveriez pas.
Ces bonnes fortunes du coeur et du génie, auxquelles la munificence de M. de Monthyon a réservé un riche prix annuel, ne sont pas tout à fait si commues qu'il paraît l'avoir pensé: il s'en présente au plus trois ou quatre par siècle, et toutes ne sont pas de même valeur. Le spectaele de la Nature, de Pluche; le Comte de Valmont, de l'abbé Gérard; l'Ami de la Jeunesse, de Filassier; le Magasin des Enfants, de madame Leprince de Beaumont; quelques autres encore, et bien peu, « apparent rari nantes! »composeraient cette bibliothèque d'élite qui s'augmente trop lentement. En attendant qu'il en arrive, si j'avais l'honneur d'exercer quelque influence sur les délibérations de l'Académie française, je l'engagerais à donner le prix tous les ans au Robinson Suisse de M.Wyss, et à faire distribuer gratuitement cet ouvrage dans les écoles. Je conviens que cette disposition ne serait peut-être pas fort conforme au texte rigoureux du testament; mais je suis convaincu qu'elle remplirait exactement les intentions du donateur.
Le Robinson Suisse de M. Wyss, c'est Robinson en famille. A la place de ce marin téméraire et obstiné qui se débat contre la mort dans une fatigante agonie, c'est un père, c'est une mère, ce sont de charmants enfants, divers d'âge, de caractère et d'esprit, qui vont fixer votre intérêt; et ne vous imaginez pas que l'intérêt se soit réduit en se divisant. Il se multiplie, au contraire, par toutes les sympathies que cette famille inspire. La combinaison du nouvel auteur a changé toute l'économie de sa fable; elle vous a transporté du dernier séjour d'un aventurier au berceau de la société humaine. Elle va vous faire voir comment se forment les peuples éclairés par la sagesse de Dieu et secourus par les miracles de sa providence. L'ile de Robinson s'élargira sous vos yeux; vous pourrez y étudier jusqu'aux progrès d'une civilisation rapide qui embrasse toutes les périodes de l'histoire du monde.
Le Robinson Suisse est un de ces hommes qui ont beaucoup appris dans l’unique et louable dessein de savoir, et que la nécessité, cette régente impérieuse des esprits, force tout à coup à transformer leurs théories en pratique. Il a sur l'homme naturel et inculte l'avantage de l'instruction; il connaît les choses, comme Adam, par leurs noms et par leurs propriétés, avantage merveilleux que notre espèce devait à sa propre nature, qu’elle a perdu dans sa déchéance, et qu'elle ne ressaisit lentement qu’en recueillant une à une toutes les découvertes et toutes les notions de générations passées; mais ce précieux travail d'une intelligence élevée, il l'avait fait. Tout ce qu'on peut savoir, il le sait, tout ce que la création a de mystères pénétrables et utiles, elle le lui révèle; et, comme cette science qui vient de Dieu, s’est élaborée dans un esprit judicieux et soumis, elle a contribué à le confirmer dans sa foi. C'est cet homme qui a une femme et des enfants à abriter, à nourrir, à vêtir, à loger, à meubler d'une manière conforme à leurs habitudes, avec les simples ressources du désert ; c'est cet homme qui y parvient à force de rudes travaux, d’infatigables efforts et de confiance dans la bonté sans borne du Maître de toutes choses. Son histoire contient donc toute l’histoire de l'homme et de la société elle-même, l'espace renfermé dans un lieu étroit, le temps dans une courte succession d'années, l’oeuvre si longue et si patiente de l'humanité dans l'économie intérieure d'un petit ménage. C'est le sommaire le plus attachant, le plus agréable à lire, d'une Encyclopédie conçue par de véritables sages, et appropriée à nos véritables besoins.
Il suffit d'y réfléchir un moment pour concevoir que le plan de M. Wyss embrasse un cours d'éducation tout entier, et qu’il conduit l'auteur, à travers une seule génération, aux Iimites raisonnables du progrès, en prenant ce dernier mot dans sa juste valeur, c'est-à-dire sans égard aux prétentions extravagantes de ces sophistes impies qui construisent toujours Babel. Le Robinson Suisse demande à la nature tous les secours qu'elle peut offrir à l’homme et la nature ne lui en refuse aucun, car toute la création est faite pour l’homme.
Rien ne manque à la patience laborieuse, rien ne manque à l'industrie inventive, que les choses dont la nécessité ne s’est pas fait sentir encore, et peut-on dire qu'une chose manque lorsqu'elle n'est pas nécessaire? L'île du Robinson Suisse est, à la vérité, très favorisée dans ses productions; mais c'est à défaut de recherches, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, à défaut de besoins que nous ne trouvons pas les mêmes ressources partout où nous portons nos pas et nos regards. Quel citadin n'a foulé dédaigneusement l'ortie et la fougère, les plantes les plus méprisées, sans se douter qu'il y avait là un aliment agréable et salubre, un tissu qui ne le cède pas à celui du chanvre, un papier bien préférable à celui que nous tirons maintenant du coton, un pain savoureux, un cristal brillant et limpide? Nous sommes bien insouciants et bien ingrats ! Le Robinson Suisse met à profit tous ces bienfaits de Dieu pour en rapporter la gloire à Dieu; il étudie, il apprend avec ses élèves, et c'est la bonne manière d'enseigner; chaque découverte amène un essai, chaque essai engendre un art ou un métier: toutes les journées portent leurs fruits; toutes Ies découvertes, tous les succès, se récapitulent en actions de grâces pour le Créateur. Comme cette vie est animée de bonnes études, de travaux utiles et fortifiants, de pieuses élévations vers le Seigneur, de douces et tendres émulations à qui contribuera le mieux au bien-être de tous l Qu'on me fasse voir quelque part un système d'instruction primaire qui vaille celui-là, et mes éloges lui sont assurés d'avance, vint-il de Locke, de Rousseau, des philosophes et de l'Université.
Il me reste peu de choses à dire, car je n'ai pas le droit de louer l’excellente traduction de madame Voïart, dont la réputation était faite quand l'éditeur l'a adoptée. Il ne m'est guère plus permis d’insister sur le mérite d'exécution matérielle de cet admirable Iivre. Comme l'histoire naturelle y occupe une grande place, il avait plus de droits qu'aucun autre à s'enrichir de ces illustrations dont le luxe typographique a introduit la mode. Elles y étaient, pour ainsi dire, indispensables, et les naturalistes conviennent, comme les amateurs des arts, qu'elles ne laissent rien à désirer. Quant à mon enthousiasme pour l'ouvrage de Wyss, qu'il fallait peut-être justifier par des développements plus étendus, c'est un soin dont je peux me dispenser, maintenant que le livre est ouvert.
Le lecteur jugera.

CHARLES NODIER,
De l’Académie Française.

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

Il n'est personne qui ne compte, parmi les meilleurs souvenirs de son enfance, celui de la lecture de Robinson Suisse. Il est fort peu de jeunes gens qui, ayant lu ce chef-d'œuvre passionnant, ne l'ait, sur l'heure, repris pour le relire. Et nous-même,en nous occupant de cette nouvelle édition, nous avons retrouvé dans l’oeuvre de Wyss l'écho de nos impressions premières. Mais, nous avons aussi, par l'étude du texte complet, reconnu les défauts évidents de cette oeuvre écrite à une époque où la valeur du temps était moindre et permettait des digressions très lonques et le développement de considérations morales, fort édifiantes sans doute, mais auxquelles les lecteurs d'aujourd'hui préfèrent un récit suivi, homogène et rapide. Un autre défaut, et le plus qrave, celui-là, nous a surtout frappé. Nous admettons facilement qu'un roman tel que le Robinson Suisse, ne doit pas nécessairement conserver le caractère de la plus stricte exactitude scientifique, mais à la condition toutefois, que la fantaisie ne mette pas dans l'esprit du jeune lecteur des idées absolument fausses.

Or, dans son texte original,le Robinson Suisse renferme des invraisemblances qui dépassent ce que, de nos jours, avec la diffusion des sciences naturelles, en particulier, il est possible de tolérer. Pour ne citer qu'un exemple frappant, n'y voit-on pas, en un même lieu, des éléphants ou autres animaux qui ne sauraient vivre que dans les régions tropicales, et des morses et autres amphibies qui ne sauraient subsister que dans les mers polaires. Nous avons cru bon de faire disparaître cette anomalie inadmissible. Ainsi que toutes celles qui pouvaient, à un titre quelconque, induire le lecteur en des erreurs grossières. On a comparé la lecture du Robinson Suisse à une promenade dans un jardin d'acclimatation et on est parti de cette comparaison, fort juste, en principe, pour expliquer le plaisir qu'y trouvent les enfants et voire même les qrandes personnes. Mais on ne doit point oublier que, dans l'îIe imaqinaire placée sous une latitude déterminée, plantes et bêtes arrivent d'elles-mêmes et que par conséquent, il n'est possible d'admettre en ce lieu, nettement fixé au point de vue qéoqraphique, la présence d'êtres qui ne sauraient en aucun cas se rencontrer. Ces qraves invraisemblances sont d'ailleurs la très rare exception.

A moins d'enlever au chef-d'oeuvre de Wyss tout son attrait, d'en détruire complètement le plan, il n'était pas possible de n'admettre dans le livre que ce qui est scientifiquement vrai. Nous avons donc respecté l’ hypothèse de l'auteur, en nous bornant à supprimer des diqressions de médiocre intérêt, étranqères au récit, ou certaines notions tantôt inexactes, tantôt trop connues, aujourd'hui, des enfants eux-mêmes. Le nom de l'écrivain aimé de la jeunesse qui a bien voulu se charqer d'accommoder aux besoins du public moderne l’oeuvre trop compendieuse de Wyss, offre à tous une qarantie suffisante pour qu'il nous soit inutile d'entrer dans des détails plus circonstanciés.


PRÉFACE DE JEAN CARRIÈRE

AU ROBINSON SUISSE

pour la Réédition du Nouveau Robinson Suisse par Ramsay / Jean-Jacques Pauvert en1990

En effet, voici, paradoxalement, un chef-d'oeuvre plus ou moins mal fagoté, écrit si lourdement dans sa langue originelle que le public allemand n'en a pas fait grand cas au moment de sa parution, une oeuvre bourrée de clichés, de bondieuseries auprès desquelles Bernardin de Saint-Pierre paraît janséniste, un étalage d'exposés scientifiques laborieux où les erreurs et les imprécisions ne se comptent plus, des personnages sans grand relief dont la dévotion la plus niaise le dispute à une philosophie sentencieuse qui donnerait à l'enfant le moins imaginatif l'envie de devenir un voyou. Pas une page où ne figure le mot Dieu, où le ciel ne soit invoqué, où ses bontés ne rivalisent avec ses astuces par le biais d'une nature à ses ordres, où cette famille de naufragés ne s'agenouille pour rendre grâce au grand Architecte de Sa sagesse et de Son ingéniosité, ou implorer sa protection quand l'océan rugit, quand le temps se détraque, quand menace un danger, ou rôde une de ces sales bêtes dont la férocité ne devrait pas manquer de soulever quelques interrogations métaphysiques embarrassantes: mais la dévoterie du narrateur n'est guère inquiétée par l'ordre impitoyable du monde.
Quant à l'île où les naufragés suisses ont trouvé refuge, c'est plutôt une arche de Noé dans laquelle l'auteur a entassé tout ce qui rugit, gronde, rampe, siffle, ricane, feule, aboie, piaille, nage, vole, galope

. C'est un jardin botanique où se multiplient les espèces les plus variées. Il ne faudrait pas moins des cinq continents réunis pour peupler ce zoo idéal. Ce n'est pas une île comme celles où échouent d'ordinaire les pirates, mais une réplique du paradis terrestre où il n'y aurait qu'à tendre la main pour se nourrir, n'était le souci de l'auteur de magnifier les vertus du travail et l'industrie des hommes désireux de récolter les fruits vertueux du labeur (l'auteur est né à Berne...) qui, comme chacun sait, sanctionne notre corruption originelle.
La situation géographique de cet éden reste vague et contradictoire. Un préambule de l'édition traduite en son temps par Elise Voïart - qui n'épargne au lecteur aucune virgule du texte original mastoc et alambiqué, tout en escamotant bizarrement la conclusion, dans laquelle l'île devenait une colonie prospère peuplée de deux mille habitants - ce préambule nous précise dans quelles conditions (Monsieur Arnold devenu) M. Starck, son épouse bien-aimée et ses quatre fils sont emportés par la tempête vers l'île aux multiples trésors: ayant hérité d'un riche cousin d'Amérique, ceux-ci avaient pris un bateau à destination de Philadelphie. Mais il est question dans l'ouvrage du Cap de Bonne-Espérance et de Madagascar, dans ses flancs un condensé de tout ce que la civilisation de l'époque pouvait offrir en matière de commodités: armes, poudre, outils, vêtements, nourritures, etc. L'auteur a jugé préférable de ne pas laisser ses personnages s'embarquer sans biscuits dans une aventure qui pouvait mal finir. On veut bien tourner le dos à l'Europe industrieuse et industrielle, mais de là à répudier les bienfaits du progrès, il y a un pas qu'un professeur de philosophie de l'université de Berne ne saurait franchir sans répugnance: l'auteur quasi inconnu de ce livre célèbre, Rudolph Wyss, ne pouvait, en bon Suisse, tolérer une telle ingratitude à l'égard de cette idée de progrès qui avait germé un peu partout en Europe et aux Etats-Unis d'Amérique (Wyss est né en 1781).
Pour faire bon poids, ajoutons que l'île, outre ses trésors alimentaires, possède un banc d'huîtres perlières, un filon de mica - idéal pour fabriquer des vitres - de la terre à foulon, qui lave plus blanc que Persil, des truffes, du caviar, de la vanille, du saumon, et jusqu'à une mine d'amiante dont les vertus n'ont pas été encore dévaluées par les nuisances cancérigènes qu'elles dissimulent. Elle connaît deux ou trois mois de pluies et de tempêtes, mais jouit d'un climat tropical qui évoque plutôt un printemps éternel et lui assure une fertilité sans comparaison possible avec les vergers de l'Ancien Monde et toutes les Californies du Nouveau. C'est un jardin féerique où croît et se multiplie à l'envi tout ce qui rend l'existence vivable et même aimable.
Mais je n'ai pas encore évoqué le pire, à propos de ce roman qui avait tout pour passer aux oubliettes de la littérature comme navet de première classe: c'est une médiocre resucée du formidable roman de Daniel de Foë, ce Robinson Crusoë dont le prénom est devenu un des substantifs les plus associés à l'idée d'aventure, de rejet du monde civilisé, et dont Michel Tournier ne s'est pas privé de pousser dans leurs extrêmes limites les implications freudiennes et métaphysiques offertes par un personnage capable d'engendrer un monde à l'égal de Dieu, mais par des moyens plus physiologiques qui friseraient le ridicule si l'on ne prêtait à Michel Tournier le génie qu'on sait (cf. la scène où Robinson fait pratiquement l'amour avec son île)..
Daniel de Foë, en publiant son Robinson Crusoë en 1719, créait, en partie à son insu, un des personnages les plus fascinants de la littérature romanesque: celui de l'homme seul face au destin. Les intentions politiques et sociales du livre, la justification colonialiste qui en résulte, incarnée de façon ambiguë par Vendredi, l'exaltation des valeurs économiques, sociales et religieuses de l'homme occidental ont été largement dépassées par la figure de Robinson, affrontée à la solitude et à l'angoisse de la conscience, figure existentielle dont la force et la modernité ne le cèdent en rien à celle de Don Quichotte ou de L 'Idiot (Malraux avait évoqué cette parenté). Mais qu'est-ce qui frappe les jeunes lecteurs, ceux que nous avons été et que nous avons parfois la grâce de continuer à être, dans cette longue épopée de la peur et de la recherche de l'homme par lui-même à travers un dialogue de l'être avec le néant de sa condition? Ce ne sont sans doute pas ces considérations philosophiques qui nous ont fait dévorer Robinson Crusoë ou L'Ile au Trésor, autre breuvage épicé par le goût acide de l'aventure, mais d'abord et avant tout un besoin frénétique de départ, seul capable de soulever en nous la houle qui nous emporte au-delà de nous-mêmes, vers l'inconnu réparateur (( il y a les vivants, il y a les morts, et il y a les hommes qui vont sur la mer », disait Platon).
Si je consulte les souvenirs de mes premières lectures, Robinson Crusoë y figure en bonne place, côtoyant Stevenson et Jack London, Jules Verne et Melville, dans une rumeur de ressac soulevée à chaque pas par l'appel du grand large ou de la forêt antédiluvienne, des au-delà et des ailleurs porteurs de toutes les promesses, des baleines blanches émissaires de tous les inaccessibles. La Laputa de Swift flotte aux confins des horizons connus, au-delà des monstrueuses solitudes océaniques, comme la Thulé «au bord mystérieux du monde occidental », projection dans l'espace des finalités aléatoires et des eschatologies dont le temps nous interdit d'envisager l'avènement, mais que l'espoir nous fait projeter dans la seule dimension où nous puissions, par subterfuge, évaluer à notre guise, l'espace étant par notre vocation - et peut-être par définition physique et métaphysique - du temps métamorphosé, du temps praticable en somme.
Comment l'ouvrage de Rudolph Wyss, avec ses lourdeurs et son indigence philosophique, sa psychologie sommaire, ses stratagèmes romanesques cousus de fil blanc, peut-il rivaliser avec des oeuvres si chargées de tensions existentielles, et dues à des écrivains de premier plan? Par ses intentions pédagogiques? Sûrement pas. Par son style? Encore moins: toutes les traductions se sont efforcées d'en faire oublier les défauts rédhibitoires. Dans son innoncence primaire, le Robinson Suisse nous a captivé et continue de nous captiver dans la mesure où les objectifs poursuivis par l'auteur ont pris depuis une cinquantaine d'années un relief de plus en plus succulent. Ce professeur de philosophie et de morale, véritable encyclopédie vivante (et approximative), finalement un raseur, était loin de se douter qu'avec le temps, la situation et les entreprises de ses personnages répondraient en nous à un besoin de plus en plus affirmé. Qu'un livre change de poids et de relief selon l'époque dans laquelle il est lu, nous le savons, et c'est aussi bien en bonne ou en mauvaise surprise que se modifie l'intérêt que nous lui portions.
Ce qui donne aujourd'hui au Robinson Suisse son charme et sa valeur extra-littéraire, c'est la fréquentation des hyper-marchés. Nous nous sommes insensiblement ensablés dans l'univers du potage en sachet, du café en poudre, des légumes surgelés, du poisson comprimé, de la viande hachée, des fruits en conserve, des sucres qui ne sont pas des sucres, du beurre qui n'a de beurre que le nom, du lait en brique, en poudre, passé à l'étuve, etc. Bref, la distance qui sépare les aliments entassés dans nos caddies, du produit à l'état brut, tel que l'élevage et la culture, l'océan ou l'étable le fournissent, cette distance est telle, augmentée par les impératifs de production ou de conservation, que le cordon ombilical qui nous reliait très matériellement au monde a été tranché. Un hyper-marché est un concentré d'abstractions, une affabulation systématique, une caverne d'Ali-Baba pour les dupes qui envoient la main vers des emballages mirobolants et mirifiques comme font les gosses devant les pochettes-surprise gonflées d'air et de papier froissé. L'imagination de nos gamins ne remonte plus de la boîte de fruits au sirop à l'arbre qui les a produits (mal, du reste). Comment évoquer la respiration des espaces marins en croquant ces carrés de poisson enrobés de sciure qui n'ont que le goût de l'huile plus ou moins frelatée dans laquelle on les a fait frire? On vit dans le temps de la frime: le bois est en plastique, le fer est en plastique, les draps et les vêtements, les meubles, les tapis, les toitures, et Lancelot coûte trois milliards puisqu'il sort d'un laboratoire bionique. Je ne veux pas m'engager sur le sentier envahi d'herbes des gémissements et des regrets du monde artisanal et des cultures sans pesticides. Les fusées guériront peut-être le cancer, et la bombe x ou y dans ses retombées barrera la route au sida. Mais il n'est pas interdit de se rafraîchir de temps en temps les méninges avec des contes de fées, et le Robinson Suisse, d'ouvrage destiné à l'édification des enfants qu'il était, est passé à celui d'enchantement nostalgique dont seuls les imbéciles prétendent faire l'économie.

A l'époque de ma jeunesse, ces magasins des illusions électroniques n'existaient pas encore. On m'envoyait acheter cinq sous de poivre et dix sous de câpres chez l'épicier du coin, qui puisait celles-ci à l'aide d'une louche à trous dans un bocal aux fragrances phénoménales. C'était, juste avant 1939 et pendant la guerre qui suivit, les lagunes finissantes du XIXe siècle. La province - et sans doute certains quartiers de Paris - en était encore toute parfumée. Je n'avais donc pas besoin de faire appel à beaucoup d'imagination pour remonter de mon assiette aux jardins potagers, aux poulaillers, aux vergers, aux arbres où je grimpais pour grignoter des cerises ou des amandes comme un écureuil. Tout cela était besogneux et économe, et je retrouvais cette économie du bonheur jusque dans les gestes parcimonieux de ma grand-mère.

Mais en dépit de ces succulents archaïsmes, la lecture du Robinson Suisse (qui vint après celle de l'original de Daniel de Foë) m'apporta des émerveillements inoubliables. Le temps, c'est toujours plus ou moins de l'ennui en perspective. S'en défaire, voilà la grande affaire. Fabriquer tout de ses mains, découvrir un sol inviolé, des sites où la civilisation n'avait pas apporté ses vices et ses crachats, affronter des dangers extérieurs à soi qui écument le coeur de son angoisse sans objet (sans objet sur lequel on ait prise), dormir dans une maison bâtie dans les arbres, c'était le paradis terrestre retrouvé, avec son serpent: la scène du boa est gravée au burin dans ma mémoire, comme l'est également la possibilité magique de vacances industrieuses et éternelles. J'apprenais tout avec mon père en marchant dans les bois.

Le Robinson Suisse m'apparaissait alors comme une école buissonnière à grande échelle qui claquait derrière moi la porte des incarcérations scolaires, des rues sinistres et mouillées, des dimanches vides, plus glacés que des sépulcres. J'ai longtemps vécu en compagnie de cette famille Starck, souvent rêvé de m'échouer avec les miens sur une île perdue au large des rêves les plus exigeants. Robinson Crusoë était seul, cette situation ne me souriait guère. Je lui préférais celle de la tribu où la tendresse me tiendrait chaud au milieu d'une nature trop sauvage pour ne pas m'inquiéter.
L'onagre! Ce seul nom fait encore bondir dans mon coeur l'éblouissement de découvrir qu'il existait des ânes sauvages parés d'un tel «patronyme ».
Et puis quoi! Notre mémoire demeure pleine de complaisance émue pour les enchantements perdus. Le Robinson Suisse reste, en dépit de ses défauts ou peut-être grâce à eux, un de ces livres qui conserve vivace dans l'âme le besoin de prendre la poudre d'escampette pour rebâtir de nos propres mains un monde conforme à nos désirs. Charles Nodier voulait, dans sa préface, que ce fût un ouvrage édifié à la gloire de Dieu et de ses oeuvres, un modèle d'éducation qui exaltât le savoir, le labeur, le devoir, la piété, le «sommaire le plus attachant, le plus agréable à lire, d'une Encyclopédie conçue par de véritables sages, et appropriée à nos véritables besoins ». Hélas, sa lecture fortifiait plutôt en moi mes penchants à la dissidence, mon désir d'échapper aux lois et aux rigueurs qui ne fussent celles que je me sentais capable de m'imposer moi-même dans l'exercice de la liberté et l'ivresse des grands espaces. Je rêvais de voir détruit le monde que j'habitais, d'être contraint de m'en exiler pour imiter M. Starck et les siens: Dieu n'avait pas grand-chose à voir dans tout ça. (Pan y eût été plus à sa place.)

Bien au chaud dans mon lit quand un rhume opportun m'y blottissait et que la pluie cinglait les vitres, je dégustais à petits coups les exploits ingénieux de cette famille dont les enfants chassaient, battaient la savane, les forêts primitives, l'angoisse au ventre et les sens aux aguets, désirant et craignant l'apparition de quelque redoutable bête à laquelle les illustrations de l'édition Hetzel (celle-ci, précisément) donnaient des proportions effrayantes. Ah, ces gravures de Yan' Dargent - rochers dantesques, enfants mal tournés, visages de sacristain, arbres torturés, ciels en tumulte -, je m'y plongeais.avec délice, cherchant avidement dans le texte quelle était la scène, le paragraphe, la phrase authentifiés par l'illustration. C'est probablement de cette époque-là que date mon attrait pour les images et mon indifférence devant les photographies: je n'ai jamais pu rêver devant un cliché, lorsque ces représentations fictives, maladroites, outrées, ont toujours eu le don de m'expédier au pays des songes. Preuve supplémentaire, s'il en était besoin, que l'imaginaire ne prend son envol que délivré de la dictature des apparences objectives.
L'enfance a besoin de clés magiques pour ouvrir les portes du rêve: il ne fait aucun doute que le Robinson Suisse en est une. Encore faut-il avoir été un enfant. L'espèce se fait rare, surtout chez les grandes personnes.